Il était tombé.
Le maître dévoreur était à terre. Lui d’habitude si fier, pensant n’avoir besoin de rien ni personne, avait été ramené à a vie par Mag’hil, son plus fidèle serviteur, quelques heures auparavant, dans la nuit. Forcé de prendre parti lors de l’arrivée de la Légion, il s’était rangé du côté des humains, créatures qu’il avait autrefois méprisées, étant sûr ainsi de pouvoir contrer la Légion de la Mort Silencieuse, et faire pencher la balance en leur faveur.
Mais un imprévu avait bousculé ses plans : une nouvelle invention malsaine de la légion, les Corrompus, grouillait dans la plaine. La corruption relevait les morts et les transformait en quelque chose d’infâme, des créatures avec du fiel sous la peau. Essayant d’aspirer leur magie pour reprendre des forces, il avait été surpris par cette corruption qu’il avait absorbé en même temps, et qui maintenant se propageait en lui telle une gangrène, l’affaiblissant, de sorte que chaque sort lancé par les humains, au lieu de lui réinsuffler de l’énergie, le pourrissait sur place et le faisait souffrir mille morts.
Ainsi affaibli, diminué, à peine protégé par quelques gardes humains qui lui collaient aux chausses, il ne vit pas venir la Légion qui s’était regroupé pour lui porter le coup fatal.
Et Traï’him tomba.
Il resta inerte, entouré de quelques corps humains tombés avec lui, que la corruption ne tarda pas à gagner. Tandis que d’autres membres de la Légion occupaient le groupe de survivants d’Amoën, deux ou trois Légion prirent son corps et le portèrent jusqu’au cœur des ruines de la ville, suivi par un petit groupe de déchéants, écervelés et traqueurs.
Il fut installé sur le sol. La corruption avait déjà fait son œuvre : sur son visage s’étalaient de nombreux réseaux de veines noires, le rendant méconnaissable. Sur d’autres parties de son corps, elle changeait sa morphologie. Le rituel allait pouvoir commencer. L’un des membres de la Légion plaça sa main au dessus du visage de l’ancien maître spirituel, et d’un mouvement vif, lui découpa le contour du visage et l’arracha. Il plaqua sur son visage une plaque de Métal Noir ; celui-ci resta ainsi un instant, puis commença à se tordre, se déformer, s’étirer pour enfin épouser la forme de son visage. Mêlé aux veines de la corruption, l’ancienne face du Dévoreur mort présentait à présent des reflets argentés.
Il fut placé au cœur des ruines de la ville, sans doute un endroit stratégique pour la Légion : pour une raison inconnue, la corruption semblait beaucoup plus forte et très présente à cet endroit précis.
Deux ombres de la Légion s’agenouillèrent de chaque côté de son corps. Il fut recouvert de ce qui fut autrefois son manteau de Traï’him. Les deux masques argentés commencèrent à incanter, dans une langue inconnue, faite de raclements de gorge, de claquement de langue, de sifflements et de sons gutturaux.
Quelques corrompus erraient autour d’eux, dans la ville. Au loin, l’armée humaine s’était aperçue de la disparition du maître Dévoreur et, recomposant une formation, s’apprêtait à attaquer les ruines afin d’empêcher l’invocation. Les humains prenaient cependant beaucoup de temps à se regrouper, temps bénéfique aux invocateurs qui devaient se hâter …
Les deux ombres récitaient leur incantation, de plus en vite, de plus en plus fort. Ils s’inclinaient en parfaite opposition, l’un mains au sol, l’autre bras vers le ciel, si sombre. Leurs voix étranges montaient dans la nuit, en appelant aux puissances en œuvre cette nuit-là, à la corruption, à tout ce qui pouvait servir leur cause. Une sorte de transe semblait les envahir. A l’endroit où reposait le Dévoreur, des éclairs de lumière commençaient à jaillir. Les vents magiques rencontraient les vagues de corruption, se percutaient, créant des courant magiques qui jaillissaient violemment. L’incantation se transforma en une sorte de musique implorante, rituelle, reprise par tous les membres de la Légion présents, restant malgré tout sur le qui-vive, guettant au loin l’armée qui ne tarderait pas à arriver.
Un craquement horrible se fit entendre sous le manteau, suivi de très peu d’un deuxième : la corruption faisait muter son corps, désarticulait ses genoux, étirait son torse, imprégnait ses muscles. La magie concentrée en cette endroit semblait presque matérielle, affluait sur sa peau, semblait l’envelopper d’un brume à la fois blanche et verdâtre. Les éclairs dus aux confrontations magiques étaient éblouissants, de plus en plus rapides, de plus en plus violents. Le rythme de l’incantation s’intensifia encore. Les combattants qui approchaient pouvaient percevoir la mélopée dérangeante qui provenait de la ville.
Soudain, on perçut un mouvement sous le manteau : un bras bougeait, cherchait à sortir de sous le tissu. Une main surgit, noire, comme si elle avait été brulée ; elle se tendit vers le ciel en se recroquevillant sur elle-même, cherchant les nouvelles articulations qui la composaient, semblant souffrir de l’intérieur comme si une brûlure achevait de passer par toutes les veines de son corps. Le bras qui suivit, gris comme la peau d’un mort, flétri comme une chair morte, était orné de nombreuses scarifications noires, gravées au feu de la corruption dans son corps. Le bras retomba soudainement, comme vaincu par de trop nombreuses souffrances.
Les premiers humains commençaient à arriver sur les ruines. Les membres de la Légion qui n’incantaient pas se mirent à les combattre, suivis par les Corrompus : les retenir, tout faire pour les retenir, surtout qu’ils n’interrompent pas l’invocation.
Près des deux invocateurs, le corps inanimé commença à se relever tout entier, le manteau cachant son apparence : le corps de Traï’him une fois transformé semblait aussi grand que l’ancien. Les éclairs magiques ne semblaient pas se tarir derrière cette forme humanoïde drapée. Soudain, son bras surgit de derrière le tissu, et en un éclair, ses griffes arrachèrent le tissu : le contact de cette corruption pure brûla l’étoffe en un instant, et il ne resta plus rien du Seigneur Dévoreur.
Il se tenait droit, au milieu des ruines ; ses genoux étaient retournés, à l’inverse de ceux des humains ; sa peau grise semblait morte, et pourtant était agitée de toute part par la corruption bouillonnant dans ses muscles, ravie de cette source de magie pure à corrompre. Son torse était semblable à ses bras : de nombreuses scarifications de corruption ravageaient sa peau et soulignaient ses côtes, et ce qui fut aurait pu passer pour des muscles. Sa tête enfin reflétait le Métal Noir qui l’avait fraîchement enveloppé ; à l’arrière de la tête, les nombreuses tresses de Traï’him avaient muté en des sortes de grosses colonnes vertébrales, qu’il semblait pouvoir diriger comme des serpents vers sa victime. Sa peau tendue sur ses muscles ne laissait aucun doute quand à sa rapidité ; il semblait qu’il aurait pu disparaître ici et réapparaitre là-bas en un éclair.
De sa main, il goûta pour la première fois au pouvoir que lui conférait la corruption : il fit jaillir une sorte de lame noire, prolongement de son os, mais au tranchant un comparable. Captant la volonté des membres de la Légion par l’intermédiaire de ses colonnes, il repéra le troupeau d’humain et se dirigea vers eux.
Le Funèbre était né.