Le jour pointait à l’horizon. Les premiers rayons du soleil caressaient la peau du fakil. Sa barbe de plusieurs jours recouvrait tout le bas de son visage. Sa pipe trônait au beau milieu de ses lèvres, et la fumée s’élevait en de légères volutes. Son regard, entièrement noir, scrutait l’horizon. Cela faisait plusieurs semaines qu’il parcourait Landhelven en direction d’Austermorss. Remonter vers Dael n’était plus envisageable. De plus, sa condition ne lui permettait plus de rentrer chez lui. Il lui fallait trouver un remède. Mais où ? Il sentait monter en lui la corruption. De temps à autre, pendant son sommeil, il revoyait certaines choses qu’il avait faites. Il sentait même, tout ce qu’il avait pu ressentir dans ces moments-là.
« Tu comptes aller jusqu’où toi ? »
Le prêtre d’Iracundus était assis en face de l’archéologue. Le feu de camp, projetant des ombres sur son visage, lui donnait une allure presque inquiétante, faisant danser ses peintures de guerre. Tout comme le Laedar, le voyage l’avait gratifié d’une barbe naissante. Tout autour d’eux n’était qu’escarpement. Les montagnes au sud de Néodia n’étaient pas véritablement hostiles, mais il fallait savoir les dompter.
« Je ne sais pas. Je dois trouver un moyen de retourner à Damodar-ajah. Mais pas pour le moment. »
Les deux voyageurs s’étaient croisés quelques semaines auparavant. Isham n’était pas de nature bavarde, ce qui arrangeait bien son compagnon de voyage. Sa quête d’un beleor l’avait mené jusqu’au sud, loin de ses terres natales.
« Tu sais, je me demande toujours comment tu as évité la Légion… Je n’en reviens pas… »
Le prêtre, qui ressemblait plus à un guerrier qu’à un érudit, haussa les épaules. En effet, il avait traversé tout Néodia sans croiser un seul légionnaire, ni même un seul déchéant. Lorsque le duché d’Azgarel était tombé, la dernière place forte non corrompu l’était aussi. Et tous ses occupants s’étaient vu sombrer dans la corruption.
« La question n’est pas de savoir comment ni pourquoi. Mais plutôt de savoir quand je pourrais enfin mener à bien ma quête de savoir. Je dois voir dans les yeux d’un beleor, pas dans ceux de la Légion. Je me moque bien de ce qui peut se passer en dehors. »
A son tour le fakil haussa les épaules. Machinalement, il caressa une de ses arquebuses qu’il portait en bandoulière autour du torse. Lorsqu’il s’était retrouvé seul, il avait dû apprendre à se débrouiller seul. Apres tant de temps passé à dépendre des autres, le retour à la solitude n’en avait été que plus difficile. Se retrouver avec Wiggarn l’avait rassuré. Malgré tout, depuis quelques temps, une idée germait dans son esprit. Le gark portait en permanence une lourde masse à la ceinture. Bien que d’apparence grossière, elle dégageait une certaine valeur historique. Le Laedar avait l’habitude de repérer les pièces rares au premier coup d’œil, et celle-ci valait vraiment la peine de s’attarder dessus. Il tira une fois de plus sur sa pipe et recracha la fumée pour en faire des cercles concentriques.
« Aujourd’hui, on a une longue route à faire. J’aimerais qu’on sorte des montagnes un peu. »
Le gark hocha la tête. Il suivait le fakil, sans trop savoir lui-même ou il allait. La région lui était totalement étrangère, et il faisait confiance à l’archéologue. Isham se leva, rassembla ses affaires et fourra sa pipe dans sa bourse après en avoir ôté le tabac calciné. Il passa la main dans les cheveux. L’absence de son chapeau provoqua un pincement au cœur. Il lui manquait. Un rapide tour de son équipement lui indiqua que tout était en ordre. Ses armes étaient chargées et son arbalète prête à l’emploi également. Il ajusta son masque autour du coup, vestige de son passé.
« Bien, en route. »
Wiggarn lui emboita le pas après avoir passé sa capuche en fourrure sur le crane. Il ne craignait pas le froid mais il se sentait plus à l’aise le visage à demi couvert. Attachées à ses bras, deux lourdes chaines au bout desquelles étaient pendues des lames courtes.
« Allons-y… »
Ils se mirent en route. Le fakil marchait à bonne allure. Les années passées dans le désert l’avait endurci. Une journée de plus, identiques à de nombreuses autres. Marcher sans but véritable était des plus déroutant. Cela faisait presque trois ans. Trois longues années. Il avait cherché, en vain, à retrouver ses camarades de Néodia. Plus le temps passait plus l’espoir de les revoir s’amenuisait. Amalia lui manquait, pour sûr, tout comme Abir. Mais il s’était fait à l’idée qu’il ne les reverrait sans doute plus.
Lorsque le soir arriva, il invita Wiggarn à dormir pendant le premier quart de garde. Plus tôt dans la journée, il avait repéré un fort en contrebas. A bonne distance, certes, mais rien d’insurmontable. Le gark se coucha donc, s’enroulant dans ses peaux de bête pour se tenir à l’abri des morsures du froid. Le feu que le Laedar avait fait dispensait une douce chaleur, si bien que le prêtre sombra vite dans les méandres du sommeil. Isham attendit que la nuit soit bien avancée. Ce qu’il s’apprêtait à faire n’était pas chose courante pour lui, mais nécessité faisait loi dans certains cas. Lentement, il s’approcha des affaires de Wiggarn. Il prit grand soin de ne pas faire de bruit et commença à fouiller. Ce qu’il cherchait, il ne tarda pas à mettre la main dessus. Il fit doucement glisser le manche de la masse dans le passant qui le retenait à la ceinture du gark. Au bout de quelques secondes, l’arme fut délivrée de son carcan de cuir. Il était maintenant un voleur. Une première pour lui. Son cœur battait la chamade, mais il lutta pour ne pas trembler ou respirer trop fort. Il avait été trop loin pour renoncer maintenant. Il s’éloigna donc à pas de velours et glissa l’arme à sa propre ceinture. Son sac l’attendait à quelques mètres à peine de là. Les dés étaient jetés. Il lui faudrait maintenant se diriger vers ce bastion qu’il avait vu précédemment. C’était son seul espoir. Sa rédemption, il l’espérait, se tenait à portée de main. Il n’avait pas un mauvais fond, mais la fin justifiait les moyens. Il se mit donc en marche, le cœur battant à tout rompre. Tout autour de lui n’était que tentacules, entrelacs et corruption. Ses pupilles rétrécirent jusqu’à n’être qu’un trou béant, abime de noir profond. Il voyait la corruption, et cela devenait encore plus flagrant la nuit.
« Pardon Wiggarn… Ne m’en veut pas l’ami… »
Il laissa le prêtre derrière lui.