La sinistre mélopée ne connaissait nulle pause.
Le silence en devenait un luxe inaccessible. La promesse d’un repos qui ne viendrait jamais.
Les captifs échangeaient cris de souffrance, hurlements, supplications de nuit, de jour. Sans répit. Lorsque l’un d’entre eux était amené par delà la gueule du néant, il était remplacé dans la minute. Ainsi les plaintes de l’ancien faiblissaient à mesure que celles du nouveau venu montaient en force.
Comme Bérénice aurait voulu se boucher les oreilles, se crever les tympans. Mais entraver comme elle l’était même ce mince réconfort ne lui était pas permis. L’œil de Nihilum le répétait une fois par jour : « Respirer, voir, manger, vivre. Voilà votre quotidien désormais. Vous n’êtes rien. Vous n’êtes personne. Souffrir sera votre seul luxe et vous m’en serez reconnaissant car la douleur restera la seule preuve de votre humanité. »
Depuis combien de temps croupissait-elle dans cette geôle ? Des jours ? Des semaines ? Loin du soleil et des changements de teinte de la voute céleste, le seul repère dont bénéficiaient les prisonniers demeurait le monologue de leur bourreau et les séances de torture. Rien d’autre.
La jeune Nocturienne avait longtemps pleuré. Mais ses larmes avaient finies par se tarir en même temps que l’espoir de quitter un jour ce lieu de mort. Bien qu’habituée à de tels échos, le hurlement strident en provenance de la cellule voisine la fit trembler. Les déchéants avaient décidé de s’amuser.
Le bruissement de leurs toges crasseuses sur le sol de pierre, le crissement de la paille à chaque fois qu’elle changeait de position, le clapotis insupportable de l’eau qui ruisselait des murs froids, la lueur sourdre des torches encastrées le long des couloirs, la meurtrissure des aspérités sur lesquelles elle devait s’appuyer, le froid mordant des fers qui paralysaient ses chevilles et ses poignets. Voilà à quoi se résumait son monde, désormais. Le bourreau avait raison. La souffrance restait la seule preuve tangible qu’elle vivait encore. Sa haine à l’encontre de ce monstre s’en trouva avivée.
Le raclement caractéristique du bois sec sur la pierre la fit tressaillir. L’heure était venue. Un prisonnier allait disparaitre. L’ombre de l’œil de Nihilum passa devant une torche proche et en étouffa brièvement la luminosité. Lorsque l’homme stoppa sa lente marche devant sa cage, Bérénice comprit qu’elle allait mourir. Pire encore, elle sut qu’elle allait perdre la vie lentement et de manière atroce. Poussée par une témérité qu’elle expliqua par le désespoir, elle releva la tête dans le but de croiser le regard de son bourreau.
Il l’observait, un sourire sadique aux lèvres. Sous son ample capuche, son regard dément se promenait sur le corps de sa proie alors que ses doigts se mouvaient presque amoureusement le long des barreaux d’acier.
- Elle.
Un seul mot et trois déchéants surgissent pour ouvrir la cellule et détacher la malheureuse. Galvanisée par sa fin proche, Bérénice se débattit et parvint à se libérer de l’étreinte des créatures répugnantes. Alors qu’elle courrait déjà vers la sortie, une pression invisible la frappa pour lui faire heurter le mur le plus proche. Sonnée, la jeune femme sentit un liquide chaud se répandre sur un coté de son visage. Le sorcier l’observait avec réprobation, d’un air presque paternaliste.
- Que de vaines actions. Vous n’êtes rien, l'auriez vous oublier ? Cessez de vous débattre et acceptez votre destin.
Bérénice tenta de hurler lorsque les mains calleuses des déchéants se refermèrent sur elle pour la lever au dessus du sol mais la faiblesse s’empara d’elle. Dans une marche morbide, les créatures de la corruption lui firent traverser le couloir des prisonniers sans hâte. Tout le long du trajet, l’œil de Nihilum s’adressa à elle de sa voix réprobatrice bien que non dénuée d’une certaine… tendresse suave.
- Votre existence telle que vous la connaissiez est révolue depuis le jour où vous avez passé le seuil de ce château. Vous n’avez ni nom, ni famille, ni avenir. Dites vous que désormais vous demeurez un tas de chair, d’organes, une réserve de sang dotée d’un cœur qui bat uniquement parce que je l’autorise. Aujourd’hui, vous allez connaitre l’accomplissement dont beaucoup rêvent. La fin de votre calvaire. Priez avec moi pour que mon expérience soit enfin couronnée de succès grâce à vous.
La porte. Ils venaient de passer la gueule du Néant. Le seuil que nul autre que ce dément ne pouvait traverser dans le sens inverse. Bien que paralysée par le sort atroce qui l’attendait, la jeune Nocturienne éprouvait une curiosité presque morbide envers cette mystérieuse pièce.
Sans autre forme de cérémonie, les déchéants la jetèrent contre un socle de bois et l’attachèrent avec de solides sangles de cuir. La salle était munie d’une collection impressionnante d’outils cabalistiques et médicaux. Tous tachés de sang, parfois frais. Le regard posé vers le plafond décoré de fresques étranges, la jeune femme remarqua la présence de nombreux vitraux qui diffusaient une lueur douce, presque apaisante. Elle allait donc périr en ayant eu le privilège d’observer une dernière fois la lumière du jour. Une fois les déchéants partis, il ne resta dans la pièce que le sorcier et un homme étrange assis sur un large fauteuil. Le regard vide, droit et aussi immobile qu’un cadavre, il semblait totalement indifférent à la scène.
Le bruissement furtif de l’étoffe sur le sol marqua l’approche du sorcier en direction de sa victime impuissante. Le bourreau pencha la tête pour dévisager la jeune femme et lui caressa tendrement la joue.
- Priez. Prions pour qu’aujourd’hui soit mon avènement. Imaginez ! Votre vie aura ainsi eu un sens grâce à moi ! Votre existence au service d’un but supérieur ! Le mien ! Combien d'humains peuvent en dire autant ? Eux qui errent sans but des années durant avant de périr sous le poids des ans sans n'avoir rien accompli de leurs vies ! Quel gâchis intolérable.
- Je…
- SILENCE !
Bérénice hoqueta de souffrance et de surprise lorsqu’un froid implacable enserra ses cordes vocales, la réduisant à un mutisme aussi forcé que douloureux.
- Oui… Aujourd’hui, je vais parvenir à mon but. L’immortalité. Le seuil du divin. Je le vois… Je peux le sentir ! Cette force est à ma portée !
Une dernière larme glissa le long de la joue de la jeune Nocturienne lorsqu’elle sentit son âme lui être arrachée par un pouvoir sombre, froid, mortel.
Celui de Thanos, l’œil de Nihilum.